PROJET LOUP LABRADOR
Expédition 2005 • Expédition 2007 • Expédition 2011 (à venir)
LE PROJET
La ligne directrice du projet se résume à l'accomplissement d'une
étude échelonnée sur plusieurs années afin de localiser une tanière active et
d'acquérir le plus de connaissances possibles sur le loup du Labrador,
SOUS-ESPÈCE QUI DEMEURE MÉCONNUE ET PEU ÉTUDIÉE à ce jour.
Le projet est d'exposer de façon dynamique, originale, objective et captivante
le monde fascinant de CANIS LUPUS LABRADORIUS afin d'en apprécier toute
l'importance biologique.
Nos intentions auront des effets bénéfiques sur cet animal. Cumuler de
meilleurs connaissances sur ce loup particulier, c'est lui assurer une
meilleure chance de survie.
Le loup représente beaucoup plus qu'un simple symbole d'une nature menacée par
l'homme. En moins de 40 ans, ce bouc émissaire par excellence est passé de
tueur sanguinaire à exterminer, à ressource économique renouvelable et
naturelle à surexploiter. Malgré les décennies qui défilent, le loup demeure
encore et toujours la victime des plus ignorants et des plus irresponsables
d'entre nous.
Il y a urgence d'agir et c'est à chacun de nous d'y voir.
EXPÉDITION 2005
Par mesure d'efficacité, le CLAN a privilégié une équipe réduite et mobile
composée de deux participants expérimentés. Ils ont été déposés en plein coeur
de la taïga. Isolés de toute civilisation, ils pagayeront plus de 20 jours sur
des eaux inconnues, motivés par la seule recherche d'une tanière active du loup
du Labrador. Voici leur histoire
Territoire mythique où cohabitent loups et caribous, le Labrador demeure l'une
des dernières frontières sauvages du Canada.
LES PISTEURS
Nicolas Alarcon
nicoloualarcon@hotmail.com
Benoit Ayotte
clanloups@hotmail.com
VENDREDI, 24 JUIN
Juin s'achève et après des mois de préparation ardue, nous voilà enfin prêts à
réaliser la première étape de notre projet d'étude. Pierre, mon frère, arrive à
la maison. Il sera notre chauffeur pour cette aventure. Il est 3:30
lorsque nous partons dans la nuit du 23 au 24 juin. Après 19 heures de voiture,
1,100 km de route dont la moitié sur gravier, un barrage routier érigé par des
manifestants et des problèmes répétitifs avec nos courroies d'attache, nous
arrivons enfin à Wabush. Il est près de minuit, l'air nordique nous chatouille
légèrement la peau et les grands espaces sont à notre portée. Nous sommes trop
stimulés pour dormir. Avec le sourire, on se retape une deuxième nuit
consécutive sans sommeil.
SAMEDI, 25 JUIN
Il est 6:00 du matin. Nous buvons un café pendant que le soleil s'élève
au-dessus du brouillard matinal. Sur le bord du lac, nous attendons avec
fébrilité notre pilote qui arrive enfin. Originaire de Montréal, Jocelyn est un
jeune père de famille bien sympathique.
Ensemble, nous procédons à la pesée de notre matériel. À l'exception de notre
canot qui fait 80 livres (36 kg), nos deux sacs à dos font respectivement 49
livres (22 kg) et 38 livres (18 kg). C'est super, un total de 87 livres (40 kg)
pour une expédition de 21 jours en autonomie complète. Je suis ravi car nous
avons fait le choix délibéré de cuisiner que sur feu de bois. Nous voulons être
en symbiose avec les éléments environnants, Donc, pas de réchaud ni de
combustible d'aucune sorte.Nous comptons sur 14 soupers lyophilisés, 20 petits
déjeuners, 48 barres SHANDIZ, un peu de riz, du beurre d'arachide, des tortillas et du café
en quantité. Le reste de nos besoins seront comblés par les sources de
nourriture disponibles sur le terrain.
Bonne nouvelle, Pierre pourra nous accompagner sur le vol puisque notre avion
de brousse n'a pas atteint sa capacité maximale. Tout le monde sourit, le temps
est bon. Jocelyn nous avise qu'il est temps de monter à bord de l'appareil, un
bon vieux Beaver. Nous prenons place pendant qu'il réchauffe le moteur.
L'intérieur est petit et la carlingue me semble frêle, très frêle. Il nous fait
part des consignes usuelles à travers un bruit d'enfer. Il s'installe, tout est
ok. Il accélère, nous prenons de plus en plus de vitesse dans un vrombrissement
impressionnant....ça y est, on décolle, nous sommes partis.
Curieusement, dès que nous survolons la taïga, l'exaltation de ce matin fait
place à une respectueuse contemplation de notre part. Personne ne parle ni
n'exprime. Chacun est absorbé dans ses propres pensées. Chacun voyage dans son
monde intérieur. Nous ne pouvons qu'être humbles devant cette grande nature
sauvage.
Après 40 minutes de méditation, Jocelyn nous avise que nous arrivons à
destination. Ils survolent à 3 reprises notre plan d'eau afin d'y poser son
Beaver en toute sécurité. Il nous suggère le banc de sable dans la petite baie
là-bas. On jette un coup d'oeil rapide et on acquiesce aussitôt à sa
proposition. En moins de 5 minutes, nous nous retrouvons à décharger notre
équipement sur la plage. Devant nous, planent doucement sur un vent léger 3
magnifiques balbuzards. On profite de cette observation pour nommer l'endroit
le Lac Balbus.
Étrangement, le même scénario de ce matin se répète. On discute, on rit et on
se taquine. Quelques instants plus tard, Jocelyn éteint sa cigarette et fait
signe à Pierre, il est temps pour eux de rentrer à la base. Pas de verbiage
inutile, nos paroles demeurent simples et nos accolades significatives. On
s'embrasse, nous sommes tous à fleur de peau, tous émus. Pierre retourne à
l'hydravion et nous salue de la main. Le Beaver se met en marche en
assourdissant nos sentiments. Il décolle et disparaît tranquillement derrière
la montagne.
Comme toujours, à ce moment précis, le silence se charge d'émotions. Nous
sommes envahis par une sensation peu commune. Nous sommes seuls maintenant,
coupés du monde civilisé et aucun bipèdes à des centaines de kilomètres, il n'y
a que nous deux. L'expédition est déjà commencée, la prospection de cette
partie du Labrador débute en même temps que l'exploration de nos propres
frontières intérieures.
Malgré notre manque de sommeil, nous sommes sur un ''high'' et le territoire
nous appelle. Nous laissons tout le matériel sur la plage. Nous traversons le
lac d'Ouest en Est afin de marcher un esker situé à 2 km de notre emplacement.
Nous accostons le canot à la décharge pour remonter à pied une petite rivière.
Le temps se couvre et l'air s'alourdit. La pluie chaude se met à nous
envelopper doucement. Nous parcourons l'esker sur les 3 km qui le sépare de la
Mad Trapper River. Nicolas découvre de nombreuses déjections lupines mais elles
datent.
La pluie cesse de nous caresser et cède sa place aux tabanides (taons,
frappe-d'abord, mouche à orignal) qui nous infligent des morsures douloureuses.
Je ne suis pas à ma première expédition au Labrador mais c'est la première fois
que j'en vois tant. Ciel, leur nombre est si impressionnant que je dois prendre
une pause pour analyser la situation. C'est complètement dingue et irréel. Pour
exorciser leur harcèlement continu, nous décidons de les baptiser gentiment les
''colons de la taïga''. Oui, c'est vrai, c'est une vaine consolation, mais
enfin.
Au retour, nous essuyons un puissant vent du Nord qui soulève de fortes vagues.
Heureusement, la traversée est de courte durée. Cette bourrasque prend fin
aussitôt que nous abordons la plage. C'est toute la subtilité du vent du
Labrador. Il arrive sans s'annoncer et quitte sans prévenir. Il peut être de
longue durée ou de courte durée, violent et ravageur comme il peut également
raviver avec douceur les pensées du nomade. Le vent est régi par ses propres
humeurs, nous le respectons.
Nicolas monte la tente derrière un petit monticule pendant que je prépare
l'espace cuisine. Au menu ce soir ''ragoût aux haricots noirs''. On avale
le tout goulûment, c'est délicieux, nous sommes comblés. À travers les essaims
de moustiques et de simulies (mouches noires), nous observons la faune ailée
qui s'agite autour de nous. Le temps est clair et frais. Le soleil brille à
l'horizon. Il est 19:00 et on se glisse dans nos duvets, Morphée nous attend.
Ainsi se termine notre première journée.
DIMANCHE, 26 JUIN
On se lève avec le soleil après un profond sommeil réparateur de 12 heures. Le
ciel est dégagé. Nos balbuzards viennent nous saluer pendant que le café mijote
tout doucement sur le feu.
Afin de découvrir des indices de présence, Nicolas entreprend l'escalade du Nik
Peak, la montagne de l'Ouest. De mon côté, j'en profite pour explorer les baies
environnantes. On se retrouve en milieu d'après-midi pour échanger nos
observations. Nous prenons le canot pour pêcher notre repas du soir. Je dépose
ma ligne à l'endroit même où semble me l'indiquer un balbuzard en vol.
Excellent, nous revenons à la plage avec une superbe truite grise. On la mange
accompagnée d'un petit riz salé, tout un délice.
La soirée est bonne, le vent tombe et le lac se calme. On appelle les loups à
plusieurs reprises, sans succès. Le silence du Labrador est toujours aussi
impressionnant, toujours aussi mystique. Il nous envahit totalement.
LUNDI, 27 JUIN
À notre réveil un fort vent du Sud balaie le lac. Malgré le bleu du ciel, nous
savons que le mauvais temps s'en vient. Il faut se rendre à l'évidence, les
loups n'occupent pas le territoire. Avalant café sur café, on discute des
actions à considérer. C'est décidé, nous levons le camp afin d'entreprendre la
descente de la Mad Trapper River. En moins de 20 minutes, le matériel est fixé
au fond du canot. On salue la plage qui nous a hébergés ainsi que les
balbuzards qui planent à notre gauche.
On pagaye en silence car nous savons très bien ce qui nous attend, on
appréhende le pourtour de la pointe du Nik Peak. Nos craintes sont largement
justifiées. Dès que nous la contournons, nous sommes frappés de plein fouet par
un puissant vent du Sud. On rame à plein régime et à fond de train. Rien à
faire, on n'avance pas, que de maigres centimètres à la fois. On convient donc
de composer avec les rochers, les îlots et les pointes afin d'éviter ce vent
bruyant et épuisant.
Après 2 heures d'effort, nous arrivons enfin sur la Mad Trapper. La descente
sera plus tranquille car la rivière coule dans une petite vallée à l'abri des
sautes d'humeur d'Éole. Comme prévu, son sillon nous amène la pluie. Nous
continuons notre route d'eau en franchissant 7 rapides. Notre canot PROSPECTEUR
D'ESQUIF répond merveilleusement bien, c'est un vrai petit bijou. Il se révèlera d'une
constante fiabilité tout au long de notre séjour. Oublions une telle aventure
dans un milieu aussi difficile qu'isolé sans un canot de cette qualité
supérieure. Avant tout, le PROSPECTEUR demeure un élément de sécurité
essentiel. C'est pour nous un incontournable, sans lui nous ne passions jamais
à travers la Mad Trapper, à travers notre expédition.
Nous attiegnons la jonction des Outardes, un point de rencontre de 3 rivières.
Il est 18:00, il pleut légèrement et nous sommes fatigués. Nous prenons une
pause, je roule 2 cigarettes pendant que Nicolas observe un jeune omble de
fontaine au pied d'une cascade aux eaux limpides. Nous décidons d'étirer la
journée afin d'installer le campement sur les grands bancs de sable situés à 6
km plus à l'Ouest. On remonte une décharge sur 3 km pour enfin déboucher sur un
vaste plan d'eau. Nous le traversons mais notre progression est
considérablement ralentie par un agressif vent du Sud-Ouest. Les sternes
arctiques survolent avec aisance notre canot. Elles nous surveillent car elles
nichent tout près. Désolation, les grands bancs indiqués sur la carte ont tous
disparu. La végétation a pris le dessus. elle les a colonisé de façon beaucoup
trop précoce. Nous sommes convaincus que les changements climatiques y sont
pour quelque chose. Je suis ravagé, je nomme cet endroit le lac Déception.
La nuit s'annonce et nous n'avons toujours pas d'emplacement adéquat pour la
tente. On parcourt un bras d'eau en espérant dénicher une place convenable pour
s'installer. Rien à faire, on se résigne à fixer la tente dans un marécage,
seul endroit ouvert dans le secteur. Bien qu'elle soit montée en moins de 5
minutes, nous sommes dévorés par des nuages d'insectes insatiables. On se
réfugie à l'intérieur, nous sommes enfin à l'abri. La nuit tombe et nos 2
barres SHANDIZ de ce matin sont depuis longtemps digérées. Nous nous gavons de pain
tortilla, de beurre d'arachide et on arrose le tout de plusieurs litres d'eau.
Curieux bilan aujourd'hui, une autre journée sans aucun indice de présence
lupine, les grands bancs de sable ne sont plus, le vent du Sud court toujours
et finalement 20 km de canot pour aboutir dans un marécage. Brûlé, j'éteins ma
clope et je zippe mon sac de couchage jusqu'au torse. Je ferme les yeux et
j'écoute le grondement incessant des millions de moustiques qui prolifèrent à
moins de 15 cm de ma tête. Je n'ose imaginer notre situation si nous n'avions
pas ce simple morceau de nylon de tente pour nous protéger des attaques
mortelles de tous ces petits vampires nordiques. Oui, curieuse journée
aujourd'hui.
MARDI, 28 JUIN
Plus de 12 heures à dormir et malgré tout la forme n'y est pas. De plus, le
marécage nous défend de faire le feu afin de satisfaire notre envie de café. Il
n'y aura donc pas de rituel ce matin et pour deux accrocs de cette drogue
légère, ce n'est rien de bien stimulant.
Nous quittons sans regret ce lieu pour nous diriger vers la Mad Trapper. Une
fois de plus, le vent du Sud et la pluie nous accompagnent tout au long de
notre parcours. En quittant Deception Lake, nous observons sur la rive herbeuse
un jeune caribou. Sa fourrure est perlée d'eau, il a une prestance magnifique,
un regard puissant et noble, il est ici chez-lui. Cette superbe rencontre nous
réchauffe le coeur beaucoup plus que nos nombreux coups d'aviron.
De retour sur la rivière, le paysage de la taïga défile sous nos yeux ébahis.
Nous sautons 8 rapides presque coup sur coup. Nous carburons aux barres SHANDIZ , nous les apprécions grandement car elles savent nous
rassasier en tout temps. Nous prenons une pause en se laissant dériver au gré
du courant. Nous passons devant un nid de balbuzard et nous saluons les 2
aiglons qui s'y trouvent. Nous parlons peu, tout se déroule en silence sous la
pluie fine. Souvent, elle vient interrompre nos lointaines pensées en faisant
ressortir la subtilité des parfums boréals de la vallée.
L'odeur réconfortante du feu nous manque énormément. Il est 18:00 et 19 km nous
séparent du marécage de ce matin. Nous sommes fatigués et nous avons froid. Le
même scénario de la veille semble vouloir se répéter. Malgré sa grande beauté,
la rivière nous offre guère d'endroits convenables pour s'installer. Il y a un
minuscule îlot fréquenté par les outardes. Nous le squattons tout en balayant
grossièrement le sol couvert de leurs déjections. On plante la tente, on se
fout à poil et on se réchauffe dans nos duvets. Une fois de plus, nous dévorons
avec appétit des tortillas au beurre d'arachide, un vrai régal. L'intérieur de
la tente est très humide. On grille notre dernière clope de la journée. Il
pleuvra jusqu'au petit matin, ce sera la pire nuit de cette expédition.
MERCREDI, 29 JUIN
Je suis encore emmitouflé dans mon sac de couchage lorsque Nicolas du bord de
la rive me mentionne que le vent du Nord en train de disperser le mauvais
temps. Bonne nouvelle mais par la même occasion nous savons très bien qu'on se
gèlera les couilles d'aplomb avec cette bourrasque. On n'a toujours pas de café
ce matin et je m'active rapidement pour me réchauffer. Nous disons ''aurevoir''
à l'îlot et nous avironnons avec vigueur. Ciel, pas besoin de pagayer longtemps
pour se dégeler car nous faisons déjà face à un R3 d'une longueur de 1.2 km.
Nous allons à sa rencontre et la rivière nous dévoile avec expression l'un de
ses plus beaux atouts, l'un de ses secrets intimes. C'est magnifique, nous
sommes conquis, nous tombons sous le charme. On récupère tranquillement au pied
du rapide. Étendus sur une roche plate chauffée généreusement par le soleil,
nous regardons le bleu du ciel, la vie est douce.
Influencés par cette plénitude, nous convenons d'établir un camp fixe dès que
nous croiserons le site idéal. Ainsi soit-il, 9 km plus tard le lac des
Goélands avec sa plage des Libellules répond à nos attentes. Nous faisons face
au soleil couchant, nous sommes protégés du Nord et il y a du bois sec en
abondance. Super, en moins de deux, l'odeur du café frais embaume entièrement
la petite baie. La tente installée, on se lave devant un rocher sur lequel un
couple de goélands a élu domicile. Ils sont accompagnés de leurs deux rejetons.
Ils nous examinent tous avec grande attention. Ils ont l'air très intrigués par
notre rituel moussant et par nos gestuelles corporelles.
Propres et au sec, on entretient un feu généreux. À notre grand plaisir nous
dégustons un excellent Strogonoff. Allongés sur le sable, nous nous recueillons
en contemplant la nuit étoilée.
JEUDI, 30 JUIN
Nous sommes au pays des grands vents et c'est celui du Nord-Ouest qui nous fait
frisonner ce matin. On avale rôties, beurre d'arachide et café fumant, la vie
est agréable. Nous observons la finesse des libellules qui s'attaquent aux
''colons de la taïga''. Elles se révèlent d'excellentes prédatrices. Elles
combattent efficacement nos ennemis. Elles sont nos complices et nous les
surnommons gentiment ''les filles''.
Nous sommes en réflexion concernant l'objectif de l'expédition. Malgré la
rigueur de notre prospection, le fantôme semble absent des zones jusqu'ici
explorées. On revoit notre stratégie et on y apporte quelques modifications,
nous espérons qu'elles nous mèneront sur le chemin du loup. Nous passons le
reste de l'après-midi à méditer devant ce fraternel soleil et nous profitons de
la douceur de la plage pour remplir les pages de nos carnets respectifs.
La journée avance et la lumière devient changeante. La faim nous pousse à
bouger. On prend le canot et nous revenons avec le souper du soir. Une truite
grise de plusieurs kilos satisfait nos appétits voraces. Nous sommes en
admiration devant le couple du rocher d'en face. Ils sont des parents
exemplaires et attentionnés, ça fait du bien de les voir ainsi.
VENDREDI, 01 JUILLET
Éole et son souffle austral sont de retour. Il pleuvra toute la journée et
toute la nuit. C'est un premier juillet relaxe et sans histoire. Ça sera la
farniente aujoudh'hui. Nous écoutons le vent siffler et la pluie tomber.
SAMEDI, 02 JUILLET
Comme la veille, le vent demeure présent et agressif. Les nuages sont encore
nombreux. Conjugués ensemble, il nous pousse à procéder à une prospection
minutieuse des lieux mais notre sortie reste infructueuse. Ma barbe m'irrite,
je décide de la couper, Nicolas s'empresse de se moquer de moi à grand éclat de
rire. Nous attendons sereinement un meilleur vent pour descendre dans la zone
du Pado, territoire où l'on fonde beaucoup d'espoir afin de dénicher notre
animal fantôme et sa famile.
DIMANCHE, 03 JUILLET
Il est 11:00 lorsque nous partons de la plage. Nous saluons les goélands avec
respect et nous apercevons notre premier corbeau. Le ciel est partiellement
dégagé mais le vent d'Ouest restera violent tout au long de la journée. Il
saura ralentir notre progression vers le Pado en frappant constamment notre
canot avec insistance. Nous nous battrons contre cette ''brise'' sur plus de 24
km. C'est le prix à payer pour notre décision hâtive. Notre impatience à
vouloir explorer un autre secteur lupin l'a emporté sur notre bon sens, nous
assumons.
Nous donnons nos derniers coups d'aviron sur la Mad Trapper. Nous empruntons
maintenant la rivière Washigamau. Juste avant d'arriver à destination, nous
franchissons un R3 sur 500 mètres. Par la suite, nous découvrons le delta du
Pado, un endroit de prédilection pour la sauvagine, les sternes et les pluviers
de toutes sortes. Nous observons le vol puissant de 4 balbuzards. Ils semblent
nous indiquer la position d'un miniscule amas de sable balayé par les grands
vents. On s'y presse afin de monter la tente. Ce soir, on bouffe du beurre
d'arachide car les humeurs d'Éole nous empêchent de cuisiner de façon
sécuritaire.
LUNDI, 04 JUILLET
À 10:30 nous partons en direction du Tuktu situé à 17 km en amont. En ligne
droite ce territoire n'est qu'à 5 km de notre position actuelle. Il a plu une
bonne partie de la nuit. Le vent d'Ouest ne nous lâche pas, il sera tout aussi
constant jusqu'en fin de journée.
Nous rencontrons deux rapides dont un R2 de 600 mètres à fort débit. Je me
fends légèrement le genou gauche sur un rocher. À la pause clope, les
moustiques se régalent de ma petite plaie saignante. Après avoir remonté la
Washigamau à contre-courant avec un vent de face, nous atteignons enfin le
Tuktu. Surprise des plus agréables, la zone abrite 5 plages magnifiques. Elles
sont invitantes et chaleureuses mais ne semblent pas être fréquentées par les
loups.
Nous sommes bien installés et on sirote un petit café. Le vent tourne à l'Est,
il est accompagné d'une pluie fine mais tenace. La fin de la journée nous
rattrape déjà, le ventre nous gargouille, on se précipite sur des pâtes
Alfredo. À l'abri de la pluie dans nos pratiques imperméables LACORDÉE, on se roule chacun une cigarette. À peine ai-je allumé ma
clope que Nicolas me chuchotte à l'oreille ''Regarde, regarde''. Je lève les
yeux pour apercevoir un superbe caribou juste à notre droite. Il se montre
curieux et nous observe longuement. Il nous renifle en ayant l'air de se
demander ''Mais qui peut bien squatter ma plage''. Je saute dans le canot pour
aller à ses devants. Il nous jette un dernier regard et il s'en retourne comme
il est venu, en toute discrétion. On se rassoit autour du feu choyés et comblés
par cette belle rencontre. Plouf, plouf, plouf, nous regardons en face de nous,
il y a 3 loutres qui nous dévisagent. Elles nous examinent sans grand intérêt
et elles reprennent simplement leur route en nous ignorant.
Le chant du huart résonne sur les flancs des montagnes. Les balbuzards
survolent la pointe rocheuse. La pluie nous enveloppe de sa douce quiétude,
nous saluons la vie et nous retrouvons Morphée en toute sérénité.
MARDI, 05 JUILLET
La pluie fine s'est transformée en averse intense. Elle nous accompagnera toute
la journée. C'est l'occasion de porter un jugement critique sur les capacités
techniques de notre équipement LACORDÉE. Tout y passe, à partir des vêtements (pantalon, short,
t-shirt ''quick dry'' et imperméables respirants) jusqu'aux sacs au sec,
duvets, sacs de compression et bottillons d'eau. Tout notre matériel a été à la
hauteur de nos exigences. Nous avons pu apprécier, dans des conditions
hasardeuses, la qualité et la fiabilité des produits LACORDÉE. Sans cet équipement technique de premier plan, notre
expédition aurait été éprouvante, pénible et surtout bien inconfortable.
En début d'après-midi, nous explorons les alentours chacun de notre côté mais
nos recherches demeurent vaines. Malgré l'abondance des caribous, les
loups restent introuvables. Leur absence nous tourmente. Le vague à l'âme nous
guette, nous nous couchons tôt.
MERCREDI, 06 JUILLET
Nous avons été dorlotés par les dernières grandes rafales. Pendant plusieurs
jours, elles nous ont permis d'éviter l'utilisation d'insectifuge mais ce matin
la situation est différente. Il n'y a pas de vent, le ciel est partiellement
dégagé et il fait très chaud. On se couvre donc le corps ''d'huile à mouche''
et nous allumons le feu pour le café. Irrités par cette chaleur, nous
recherchons la brise apaisante.
Le petit déjeuner avalé, Nicolas m'avise de sa décision de prospecter le haut
de la montagne qui surplomble le Tuktu. Je profite de ce moment de solitude
pour garnir de mes pensées vagabondes les pages blanches de mon carnet. Je
reçois la visite de 2 corbeaux et le temps coule doucement au gré de ma plume.
Mes mots sont soudainement interrompus par un son étrange et répétitif.
Serait-ce les Katshemeshehous, genre de gnomes de la mythologie Innu, qui
profiteraient de mon errance pour me troubler ? Je n'en sais rien mais le son
se transforme rapidement en cri persistant. Intrigué, j'attrape mes jumelles et
je scrute l'horizon en direction de l'appel pour enfin apercevoir un minuscule
point rouge qui s'agite au loin. Ciel, c'est bien Nicolas qui se retrouve sur
un gros cap rocheux sur la rive opposée. Je prends le canot pour aller à sa
rencontre. Ouf, je suis surpris car je le découvre dans un état inattendu. Il a
les bras éraflés, les jambes écorchées et une très mauvaise plaie derrière le
cou, gracieuseté de la voracité des tabanides. Il me regarde droit dans les
yeux et me sourit, je lui réponds à mon tour. Il m'explique qu'après sa visite
infructueuse de la montagne, il a décidé d'explorer le pourtour du lac. Plus de
15 km de forêts denses, de terrains accidentés et de marécages douteux. J'ai
devant moi le résultat de son enthousiasme, un pisteur couvert de sang coagulé.
Nous retournons au campement en rigolant de ses péripéties. Il m'affirme avoir
levé à plusieurs reprises des caribous accompagnés de leurs petits. C'est une
nouvelle qui confirme nos observations, les mâles pavanent avec assurance sur
le rivage tandis que les mères demeurent à l'abri dans la taiga. Cependant,
malgré la présence du caribou, un fait troublant persiste ''Comment expliquer
l'absence du loup?''. Cette question hantera nos esprits tout au long de
l'expédition.
De retour à la tente, nous tirons parti du soleil pour prendre un long bain
dans une baie peu profonde. Revigorés par cette eau bienfaisante, nous prenons
le canot pour pêcher notre souper. Nicolas capture son premier brochet. On le
mange en filet avec du riz, absolument délicieux. C'est une soirée tranquille,
le vent est calme, les moustiques au repos et le ciel parsemé d'étoiles
dansantes. Nos appels demeurent sans réponses, seuls nos échos se perdent dans
le silence des territoires éloignés.
JEUDI, 07 JUILLET
Nous supportons mal les manques d'Éole, la température anormalement élevée et
l'insupportable taux d'humidité. De nombreux combats inégaux ont lieu, les
hordes d'insectes pîqueurs nous mettent à dure épreuve la journée durant.
Le soir venu, c'est le repos des guerriers. Nos coeurs de pisteurs s'ouvrent
sur les flammes d'un feu séculaire. Nous voyageons dans un monde lointain, un
monde où les valeurs essentielles ont été sacrifiées par les civilisés et
rejetées par les moitiés d'hommes.
Nous poursuivons notre odyssée avec nos cheminements, nos parcours, nos choix
de vie, les gens d'exception, les qualités de coeur, l'amitié, l'amour
fraternel, le respect de soi, l'autre, les autres. Tout y passe, l'enfance, la
famille, l'école, l'adolescence, l'âge adulte, la mort, la spiritualité, les
animaux, la nature. Nous terminons notre pérégrination avec la nouvelle lune
qui étale sa puissance sur nos âmes lycanthropiques. Les femmes apparaissent en
relevant nos nobles pensées. La femme parvient à nos réflexions intimes. Celle
que l'on croise rarement telle des eaux merveilleuses. Celle qu'on voudrait
rencontrer pour découvrir avec exultation la lumière qui l'habite. Oui, tout se
dévoile dans la quiétude de la nuit.
VENDREDI, 08 JUILLET
Notre décision est prise, nous levons le camp pour se rendre au secteur
Ouragan. Une fois de plus, nous espérons trouver des indices significatifs nous
permettant de croire que le loup n'ait tout simplement pas disparu de ce grand
territoire.
Le soleil transperce avec facilité un léger vent du Nord-Ouest. Il fait chaud
et de nombreux méandres nous attendent dans cette remontée de 10 km. Nous
remarquons beaucoup de huttes à castor mais curieusement leurs occupants se
sont éclipsés. Nous sommes charmés par le vol fantaisiste d'une vingtaine
d'hirondelles bicolores sur la plage où est plantée notre tente. Ce ballet
aérien est d'une grâce surprenante. De nouveau, nous sommes assaillis par les
insectes pîqueurs. Nous croyons être dans une pouponnière car nous observons la
présence de plusieurs générations pour une même espèce. Notre résistance semble
diminuer, nous sommes moins patients et beaucoup plus agressifs envers eux.
En début de soirée, nous prenons le canot pour prospecter le lac des Oubliés.
Nous découvrons les empreintes fraîches d'un ours, il semble explorer comme
nous. Nous hurlons sans succès et toujours pas de signes révélateurs de notre
fantôme.
Au retour, nous subissons inlassablement les assauts démesurés des petits
vampires. Chaque nuit c'est la même chose. Plusieurs d'entre eux se joignent à
nous lorsque nous entrons dans la tente. C'est à ce moment précis que Nicolas
part en croisade, genre de rituel d'une quinzaine de minutes qui consiste à
parler à voix haute à nos ennemis tout en les éliminant, il est sans pitié. Les
seuls épargnés ? Ceux qui ont réussi à nous pîquer, ceux dont l'abdomen est
déjà gorgé de notre sang. De mon côté, je bougonne car l'humidité demeure très
élevée et la chaleur accablante se poursuit toujours. Étendu sur mon sac de
couchage, je suis incapable de dormir. J'ai de la difficulté à croire que je
suis en plein territoitre du Nord avec une canicule semblable.
SAMEDI, 09 JUILLET
Je me lève trop tôt, impossible de trouver le sommeil dans ce sauna qu'est la
tente. C'est encore chaud et humide ce matin. Le vent se fait plus que timide
et les colons sont toujours à nos trousses. Rien à faire, nous remontons la
rivière jusqu'à sa source. Un plan d'eau qui possède une superficie de 84 km²
de limpidité, c'est le lac aux grandes baies, c'est le Washigamau.
On franchit le seul rapide de la journée et le dernier de l'expédition. C'est
un R3 de 300 mètres à fort dénivellé. Le contre-courant est puissant, il me
fait bien suer. Nous passons notre temps à se baigner et à plonger parmi les
nombreux poissons de la rivière. Nous croisons même un brochet d'un mètre de
longueur, il nous impressionne.
Suite à nos 10 km d'escapades aquatiques, nous décidons de squatter la plage du
Huart située sur la rive Nord-Ouest du lac. En soirée, nous réfléchissons près
du feu, nous parlons peu. Nous savons très bien à quoi songe l'autre. Nous
sommes arrivés dans la dernière zone susceptible d'abriter les loups. Il nous
reste seulement la Pointe Abaconhisse à prospecter. Elle donne sur une grande
baie qui nous fait face. Quelle sera notre réaction si les loups n'y étaient
pas ? Notre silence demeure révélateur.
DIMANCHE, 10 JUILLET
Depuis notre départ du lac des Goélands, nous avons subi un taux d'humidité
élevé et des chaleurs anormales. Cette nuit la fraîcheur a été au rendez-vous
et on en a profité pour se taper 12 heures d'un excellent sommeil, ça fait
beaucoup de bien.
À notre réveil, 4 corbeaux nous saluent. On prépare notre matériel pour la
journée, nous voilà enfin prêts pour explorer la Pointe Abaconhisse. Nous
sommes moins tendus que la veille et nous partons confiants. Nous revenons en
fin de journée et nous nous censurons pour ne pas tirer de conclusions hâtives.
Force d'avouer que notre incursion de la Pointe nous a laissé un avant goût
amer. Nous y retournerons demain afin de confirmer ou infirmer cette saveur
exécrable.
Dimanche soir 22:30, les huarts chantent, j'utilise notre téléphone satellite,
générosité de nos amis Marcel et Éric de RADIO
CHOC COMMUNICATION. Je contacte notre lien avec l'extérieur, très
alerte malgré ses 85 ans, ma mère écoute fidèlement nos aventures comme à tous
les dimanches depuis notre départ.
LUNDI, 11 JUILLET
On se lève tard ce matin. Il est 11:00 lorsqu'on allume le feu pour préparer le
café. Notre réveil est lent et silencieux. Je crois qu'on appréhende
l'aboutissement de la journée. Beaucoup de temps s'écoule avant de repartir
pour la Pointe. Arrivés sur les lieux, nous pistons méticuleusement le
territoire. Les caribous ont disparu et aucun signe du loup. On est loin, très
loin de l'abondance des années 90 où mon frère Pierre, à l'affût, avait réussi
à se faire approcher à moins d'un mètre par un magnifique loup du Labrador.
Nous revenons à la tente fortement secoués par ce triste constat. Pour se
réconforter, nous avalons d'un trait notre mince réseve de Dragibus que nous
gardions précieusement pour des jours plus festifs. Chacun prend son bout de
plage et entre en introspection de plusieurs heures. Sans grande expression,
nous nous retrouvons près du feu. Il n'est que 20:00 lorsque nous allons nous
coucher. Je me lève à 1:00 du matin, je jongle et je cogite beaucoup trop pour
tomber dans le sommeil du juste. Pieds nus sur le sable frais, j'observe le
ciel dégagé, il déborde d'aurores boréales. Je réveille Nicolas qui me rejoint
aussitôt. On erre une partie de la nuit à contempler ces couleurs vagabondes et
envoûtantes.
MARDI, 12 JUILLET
Il fait beau et chaud, nous quittons les lieux pour se rendre aux Montagnes de
l'Est situées sur la rive opposée du lac. Sur le trajet, nous remarquons un
petit îlot sablonneux qui émerge du littoral de rocs et de pierres. La
tentation est trop forte et l'endroit semble si bon. On s'y arrête pour monter
le campement. Nous baptisons ce petit havre ''plage de l'Ours'' car notre
ursidé y a laissé sa marque tout au long de la côte. Nous faisons un lien
direct avec celui du lac des Oubliés.
C'est la journée idéale pour entreprendre une corvée de lessive. Je relaxe
losqu'un huart survole le campement à très basse altitude. Je suis impressionné
par l'intensité sonore qui se dégage de ses puissantes ailes. Il niche juste
derrière notre tente au milieu d'un petit plan d'eau entouré de marécages, il
est isolé et à l'abri des prédateurs. Il revient de nouveau mais cette fois
avec une prise au bec. Il la ramène à sa douce restée au nid. Elle l'accueille
avec un chant pénétrant et signifiant. Le soleil est sur le couchant. On
entretient le feu et nous tombons rapidement sous son emprise hypnothique.
MERCREDI, 13 JUILLET
Nous avons un léger vent d'Ouest ce matin et le temps est bon. On distingue un
voile de chaleur sur le flanc des montagnes. Aujourd'hui, on s'amuse à explorer
le rivage de la même manière que lorsque nous étions enfants. Nous avançons
dans l'eau, tantôt à mi-jambe, tantôt aux épaules. C'est un petit bonheur et
nous en profitons pleinement.
Nous passons la soirée autour du feu à compléter nos épilogues respectifs
concernant l'absence de CANIS LUPUS LABRADORIUS. Aux petites heures du matin un
vent ravageur nous tire d'un sommeil fragile. Le souffle en provenance du
Sud-Ouest déchire notre bâche de protection, une pluie abondante se met
également de la partie et des vagues énormes viennent s'étendre sur la plage de
plus en plus érodée. Les eaux du grand Washigamau atteignent l'entrée de la
tente qui tiendra le coup malgré les conditions difficiles de cette nuit
agitée.
JEUDI, 14 JUILLET
Le temps est nuageux et incertain. Pour le moment, les vents sont instables et
très peu fiables. Nous réfléchissons longuement en buvant café sur café. Notre
décision est prise, nous rentrons à la maison. L'émotion est palpable, nous
sommes assaillis par plusieurs sentiments à la fois. Une chose nous obsède
constamment ''Avons-nous failli à notre objectif ?''. Cette troublante question
restera sans réponse, du moins pour aujourd'hui.
Le temps demeure aussi incertain que ce matin mais nous avons un choix à faire;
rester ou partir. Bref, nous sous-estimons la situation et on se retrouve
pagayant avec assurance sur ce grand lac perdu au milieu de nul part. Le vent
du Nord-Ouest se donne pour mission d'ébranler notre confiance, il se plait à
nous rappeler l'insignifiance de nos êtres sur cette eau déchaînée. Notre canot
assure très bien mais je n'ai aucune clarté envers ce vent agressif qui traîne
dans son sillon des vagues de 1.2 mètre. Nous demeurons attentifs et alertes
sur les 10 km qui nous séparent du rivage. Nous progressons sans dire mots mais
le vent ne cesse de nous provoquer avec ses paroles assourdissantes. Nous
maintenons le cap en surveillant constamment les ondulations de l'eau, ça
tangue de tout bord, tout côté. Enfin, nous atteignons la rive après 3 heures
de démêlés avec ce vent énigmatique. Assis sur le sable, on se roule chacun une
cigarette en observant les vagues se fracasser violamment sur les rochers.
Après un repos bien mérité, nous marchons sur une courte distance pour
déboucher à une station de la compagnie IOC. Très bien accueillis, nous sommes
même invités à partager le repas du soir avec les travailleurs. Sans retenue,
nous engloutissons steak, frites, salades, colas, tartes au sucre et boules de
chocolat....ouf, tout un acte de gourmandise. Rassasiés, nous remercions nos
hôtes afin de retrouver nos duvets.
VENDREDI, 15 JUILLET
Nous attendons le train en provenance de Shefferville qui nous mènera 320 km
plus au Sud. Il arrive, nous grimpons notre matériel dans la soute et nous
montons à bord. Dans moins de 9 heures, nous serons de nouveau confronter au
monde des hommes. Pour les deux archaïques que nous sommes, notre retour promet
déjà.
Je quitte Nicolas pour me rendre à la plate-forme située à la queue du train.
Une parcelle du Labrador défile sous mes yeux songeurs tandis que de nombreuses
pensées m'envahissent. Elles me permettent enfin de répliquer avec sérénité à
notre obsédante question ''Avons-nous failli à notre objectif ?''.
Dès janvier dernier, nous connaissions déjà l'immense défi qui nous attendait.
Une remarquable aventure en autonomie complète sur un territoire méconnu afin
d'y découvrir une tanière active. La tâche était considérable mais combien
séduisante. Par expérience, nous savions très bien que nul ne pouvait prédire
le résultat d'une telle démarche, peu importe l'excellence de la préparation ou
la rigueur appliquée sur le terrain. Nous avons effectué une prospection
traditionnelle comme il s'en réalisait à l'époque de Murie. C'est un fait rare
et exceptionnel, nous en sommes fiers, très fiers.
Non, nous n'avons pas failli à notre objectif malgré l'absence du loup. Nous
avons exploré des kilomètres de rivières, de lacs, de montagnes et de taïga.
Notre pistage a couvert une superficie de 875 km² d'un territoire sauvage qui
en possède une de 300,000 km². Au fil des événements rencontrés, nous avons su
réagir, analyser, élargir et approfondir nos connaissances, nous avons pris les
meilleurs décisions et ne déplorons aucun incident majeur. Cet accomplissement
nous a permis de se découvrir des valeurs communes, de consolider encore plus
notre complicité ainsi que notre respect mutuel. Pour nous, cette expédition
demeure malgré tout un succès.
Il est 22:30 lorsque nous arrivons à Sept-Îles. À notre sortie du train, nous
distinguons à travers la foule, mon frère Pierre. Comme d'habitude, il est
fidèle au poste, toujours aussi fiable. C'est avec une grande joie que nous le
retrouvons. Nous récupérons notre équipement pour se diriger aussitôt sur la
réserve indienne de Maliotenam où nous rejoignons nos hôtes pour la nuit, la
famille de Marie-Anne Régis.
SAMEDI, 16 JUILLET
Sur le chemin du retour, nous croisons de nombreux parfums de femmes. Leurs
effluves provoquent de larges sourires et de si belles tentations. Néanmoins,
le fantôme du Labrador hante toujours nos esprits et accapare une fois de plus
nos coeurs de pisteur.
Nous sommes bien installés sur des rochers qui donne face au golfe. Le soleil
nous chauffe délicatement le dos, l'air salin nous titille le nez, la fin de
journée est superbe. Au couchant, nous mangeons des crevettes fraîches en
observant avec passion les ébats grandioses des baleines bleues. Nous bavardons
et nous rigolons, nous nous réjouissons d'être ensemble. Nous préparons déjà la
suite de cette aventure pour l'été prochain. Le temps est bon, nous sommes des
pisteurs de loup.
Expédition 2007
Après une absence d'un an faute de ressources financières adéquates, nous voici
enfin de retour afin de poursuivre notre recherche sur les loups du Labrador.
LES PISTEURS
Nicolas Alarcon
Benoit Ayotte
VENDREDI, 13 JUILLET
Le soleil brille et l'été bat son plein. Il est 5 heures du matin et c’est le
départ pour le Labrador où de nouvelles aventures lupines nous attendent.
La Côte-Nord est toujours aussi belle avec ses petits rorquals et phoques gris
que nous observons tout au long de notre route. Après avoir parcouru plus de
975 kilomètres, la tente est installée près de la rivière Blough. Les
moustiques et les simulies nous envahissent rapidement. Nous engouffrons notre
repas du soir pour nous coucher à 20 heures alors que la lumière du jour est
toujours présente.
SAMEDI, 14 JUILLET
On se lève tôt. Je prépare un bon thermos de café et Nicolas plie bagage. Nous
arrêtons à Labrador City afin d'effectuer quelques achats et de profiter d'un
dernier petit déjeuner sans être importunés par des hordes voraces d'insectes
piqueurs. Pour la première fois de notre vie, nous dégustons des ''toutons'',
une boule de pain sucré frite dans l'huile, délicieux avec un café chaud.
L'estomac bien rempli, nous entamons les 400 kilomètres qui nous séparent de
nos premiers coups de pagaie.
La route demeure longue et répétitive. Nous observons des corbeaux au nid et de
nombreux balbuzards au-dessus des lacs. Nous arrivons à destination couverts
d'une épaisse couche de poussière. On se lave et on ingurgite quelques bières
''Made in Newfoundland'' avant de sombrer dans un profond sommeil.
DIMANCHE, 15 JUILLET
Le soleil qui plombe sur la tente nous réveille à 9 heures. À voir nos têtes
déglinguées, on en déduit que nous avons sûrement abusé de ce breuvage
labradorien. Qu'à cela ne tienne, on se rafraîchit dans les eaux froides de la
rivière. Nous mangeons légèrement et nous voici revigorés pour la journée.
Nous faisons face à la mythique Mishta, rivière majestueuse, grandiose et
simplement magnifique. Dès mes premiers coups d'aviron, ce qui me frappe chez
elle c'est son odeur particulière : elle est remplie de douces promesses.
La joie de la découverte nous comble. Les truites sautent en abondance et nous
arrivons à nos premiers rapides : un gros R3 que nous réalisons à la cordelle
pour enfin terminer avec un bon R2 que nous franchissons en canot. Fiers de
nous, on fume tranquillement une cigarette sur le bord de la rive pendant qu'un
vison curieux nous dévisage. La grandeur et la puissance de la rivière
demeurent franches.
Nous reprenons notre route et le vent change de direction sans aucun préavis.
Le ciel se couvre et la pluie se met à tomber. Nous nous installons à la Pointe
des Iris pour y passer la nuit. Un balbuzard survole la plage où nous trouvons
notre première empreinte lupine. Elle est énorme et on s'en réjouit. Nous
rentrons dans nos duvets pour nous endormir avec le chant de la pluie fine qui
chatouille la tente.
LUNDI 16, JUILLET
On se réveille dans la bonne humeur même si le ciel incertain demeure toujours
présent. Nous reprenons notre route. Le courant est important, nous avançons
sans fournir d'effort. On se laisse guider par la force de l'eau. Les paysages
sont fantastiques : nous sommes bien en région sauvage et éloignée. Mes pensées
de civilisé me paraissent bien futiles devant tant de liberté.
Le bond des truites interrompt le clapotis régulier de nos pagaies qui fendent
la surface de l'eau. Tout près de nous, Nicolas décèle la présence d'une jolie
orignal accompagnée de son jeune du printemps. La quiétude de cette petite
famille nous enchante. Un peu plus loin, nous croisons le chemin de trois
loutres. Espiègles et rigolotes, elles observent notre canot avec intérêt.
Sur la rive gauche, on découvre une plage immense. Elle demeure beaucoup trop
invitante pour y rester indifférent. Pour notre grande joie, ce grand banc
dénudé n'abrite pas d'insectes piqueurs. Nous marchons cet espace ouvert. Les
loups l'ont récemment fréquenté. On y découvre deux empreintes distinctes. Une
large, probablement la même que celle observée à la Pointe des Iris et une
autre plus petite. C'est excellent et nous sentons que nous sommes sur la bonne
piste.
Nous profitons du retour du soleil pour nous préparer un délicieux repas.
Nicolas opte pour un ragoût à la dinde tandis que je me laisse tenter par une
savoureuse goulasch. Le sommeil tarde à s'emparer de nos corps. Nos esprits
sont trop fébriles à l'idée de poursuivre la piste.
MARDI, 17 JUILLET
L'atmosphère de pluie qui plane à l'extérieur nous pousse à retarder nos
activités matinales. On réussit enfin à se tirer du lit. Je prépare un pot de
café chaud que nous prenons le temps de boire et nous partons sur les eaux
vives de la Mishta.
Après un petit 15 kilomètres, nous prenons une pause pour manger quelques
barres Shandiz. Nous observons avec attention les rives de la baie peu
profonde. Nous découvrons la piste d'un ours noir. Nous décidons de la calculer
car elle nous semble si énorme, si incroyable. Wow! le résultat est phénoménal.
Son pied arrière mesure plus de 22 centimètres, du jamais vu pour nous. Les
pieds sur le sable, on fantasme en s'imaginant la taille gigantesque de ce
spécimen unique.
Nous reprenons la rivière et la descente se poursuit sans histoire. Les
corbeaux brisent l'impressionnant silence du Labrador. La pluie nous talonne
depuis plusieurs heures déjà. En fin de journée, nous aboutissons en un lieu
magique. Des dunes merveilleuses sorties de nulle part s'imposent à travers
d'immenses épinettes. Le sol est parsemé de nombreuses empreintes, d'excréments
frais et de divers grattages. Nous sommes bien en territoire lupin actif et nos
constatations nous confirment la présence d'une meute.
La lumière du jour tire sa révérence. Nous montons le campement au sud des
cuvettes éoliennes en prenant soin de mettre la tente à l'abri du vent ravageur
du nord. Nous ramassons le bois pour le souper du soir. Installés tout près du
feu qui nous éclaire faiblement, nous mangeons avec appétit.
Vers 23 heures, je provoque un hurlement et une réponse solo retentit trente
minutes plus tard: elle vient de l'est. Je tente un nouvel appel, mais sans
succès. Le froid intense de la nuit et les émotions du jour nous rattrapent.
Nous retournons à la tente pour tomber rapidement sous l'emprise apaisante de
Morphée.
MERCREDI, 18 JUILLET
Le vent d'ouest est omniprésent, le Labrador demeure fidèle à lui-même. En
cette fraîche matinée gourmande, notre petit déjeuner se compose de fèves, de
saucisses, de tortillas et de café.
Je remarque un rocher qui semble fixer le ciel. Je m'approche et je lui
découvre un faciès sympathique. Je le ramène au campement. Je le présente à
Nicolas et nous le baptisons Wilson. Il nous accompagnera tout au long de notre
séjour à cet endroit.
Mes ronflements incessants de la nuit dernière ont empêché mon compagnon de
récupérer convenablement. Il avait oublié de prendre avec lui ses bouchons qui
sont demeurés dans la pochette du canot. Il décide donc de faire la sieste.
J'en profite pour faire une lessive et me laver dans les eaux merveilleuses de
la Mishta.
Ensuite, je décide de partir pour le secteur est. L'esker est magnifique et les
indices lupins nombreux. Cette exploration du territoire m'inonde de réels
bienfaits. Selon la lecture des empreintes, les loups semblent harceler les
ours présents afin de les chasser de la zone. Y aurait-il des petits avec eux ?
Pour l'instant, tout reste à confirmer.
Après quelques kilomètres, je décide de revenir au campement en longeant le
flanc sud de la montagne. Pour y parvenir, je dois franchir des marécages
infestés de simulies et de tabanides. Bon an mal an, les moustiques du Labrador
demeurent toujours aussi difficiles à supporter.
À mon retour, un vent violent se lève traînant dans son sillon une pluie forte
et abondante. On se précipite sous la bâche qui s'envole aussitôt arrachée par
la puissance d'Éole. Le calme revenu et face à un réconfortant soleil couchant,
nous soulignons sobrement mon 48 ième anniversaire en lampant un excellent
rhum. Nous passons une petite soirée bien tranquille et nous finissons par nous
laisser envelopper par la douceur ancestrale du feu.
JEUDI 19, JUILLET
La température est bonne, le soleil éclatant et les insectes absents. C'est une
belle matinée pour entreprendre l'écriture de nos carnets respectifs. Nos élans
inspirés se succèdent tour à tour sous l'oeil attentif de Wilson. Le ciel bleu
nous amène même l'agréable visite d'une jolie petite marmotte.
Nous quittons le campement pour n’y revenir qu'en fin de journée. Nicolas part
pour le secteur est tandis que je me dirige à la grande baie de l'ouest. Au
retour, Nicolas m'affirme que les loups m'ont pisté. Pas à pas, ils ont suivi
ma tournée de la veille. Il a même trouvé une crotte fumante.
Lors de notre repas du soir, un pygargue nous honore de sa présence. Il se
perche tout près de nous. De sa prestance, il nous observe dignement pour enfin
prendre son envol majestueux. En seulement quelques coups d'ailes, le voici
déjà qui traverse les lointaines montagnes du sud.
En soirée, nous nous rendons à l'étang des castors situé juste derrière les
dunes. Nous tentons quelques appels, sans succès malgré la présence évidente
des loups. Ils se font discrets. Le silence feutre nos pas de retour.
VENDREDI, 20 JUILLET
Nous nous réveillons en sueur. Il fait chaud, très chaud et le vent est
totalement absent ce matin. La journée en est une de farniente. On se baigne
souvent pour se rafraîchir de la chaleur accablante qui nous pèse. On se laisse
séduire par une jolie harle qui nous salue régulièrement au passage. Elle
devient vite notre copine.
SAMEDI, 21 JUILLET
Aujourd'hui c’est une belle journée pour explorer Isa Creek et Isa Point. J'ai
baptisé ces lieux ainsi afin de souligner la perspicacité de mon amie Isabelle.
En effet, avant même mon départ pour le Labrador, elle m'a confirmé par un
simple regard sur la carte topographique, la présence d’une meute dans ce
secteur précis. C'est une femme sensitive qui a visé juste. Je lui suis
reconnaissant et je tiens à la remercier de sa clairvoyance.
Quelques kilomètres en canot et nous voici à l'embouchure d'Isa Creek. Malgré
un habitat prometteur, sa remontée demeure impossible à réaliser. Le niveau de
l'eau est trop bas et son lit est jonché d'arbres morts. Nous essayons par les
rives, mais rien à faire: les rebords sont tellement boueux qu'à chacune de nos
enjambées, on s'enfonce jusqu'aux genoux.
Nous rebroussons chemin afin de nous diriger sur Isa Point. L'endroit est
superbe, de toute beauté. Nicolas remarque une ombre suspecte sur la plage et
il agrippe ses jumelles pour me souligner la présence d'une carcasse. On se
précipite aussitôt sur place. Avec précaution, nous notons toutes les
informations disponibles que nous révèle cette scène. Il s'agit d'un site de
prédation d'une jeune orignal, âgée approximativement de deux ans. Sa dentition
est saine et nous ne décelons aucune marque d'usure ou d'abrasion. Elle ne
semblait pas souffrir de malnutrition, car sa moelle était compacte, blanche et
gorgée de gras. Selon la condition générale de la dépouille, nous estimons que
la mort doit remonter aux environs de la fin mai. Il ne reste aucun asticot,
les os sont propres mais non blanchis et même les corbeaux ont déserté la
carcasse. Je ne serais pas étonné qu'elle ait succombé à une embuscade. La
jeune femelle en était à ses tous premiers pas en autonomie complète. Son
manque d'expérience combiné à l'absence de sa mère protectrice lui ont été
fatals.
Isa Point regorge d'empreintes lupines. De trois à quatre loups occupent le
territoire : deux adultes et deux immatures. D'ailleurs, ces derniers s'en
donnent à coeur joie en visitant les nids qui parsèment le sol de l'île
voisine. Oeufs et oisillons font les frais de ces petites tournées gourmandes
effectuées par les deux adolescents.
Cet environnement unique est un vrai livre ouvert. Nous sommes concentrés sur
la masse d'information qui nous entoure. On observe, note, lit, quantifie et
interprète les nombreux indices. Exaltés et fébriles, tous nos sens sont en
éveil. Le temps s'arrête, nous sommes plongés dans l'univers des loups.
Tandis que je traîne le canot à la cordelle, je suggère à Nicolas de longer la
ligne des arbres. Quelques instants plus tard, il me fait signe de la main.
J'accoste solidement l'embarcation à la rive pour m'empresser de le rejoindre.
Sa bouille est expressive. Il s'approche en me chuchotant doucement à l'oreille
: ''Regarde ce que je viens de trouver''. Super, il a découvert une tanière,
une tanière de mise bas. C'est tout simplement fantastique. Avec grands soins,
nous débutons notre investigation afin de décortiquer ces nouveaux éléments.
C'est une tanière typique. Elle est située sur un léger monticule donnant franc
sud et elle surplombée par d'énormes épinettes. Son point d'eau s'établit à
moins de 50 mètres. Les chemins d'accès sont nombreux et variés. Le sol est
propre et bien dégagé. Les arbres qui servent de bornes olfactives sont brûlés
par les marquages répétitifs. L'antre familial est camouflé par de généreuses
talles d'aulnes. Elles servent de couches, de points de guet et d'abri solaire.
Nous découvrons beaucoup de poils de mue.
Entre la tanière et les bosquets, les louveteaux se sont amusés à creuser des
trous dans le sable et à gratter le sol de leurs petites pattes. Ils semblent
débordés de vigueur. Située tout près, la carcasse a su profiter largement à la
mère et aux rejetons ; d'autant plus que cet apport alimentaire est survenu
durant la sensible période de lactation, moment crucial pour la louve et sa
portée. Selon nos observations, nous croyons que ce site n'abrite que la
tanière de mise bas. La meute doit utiliser un autre endroit non loin de
celui-ci afin de sevrer les louveteaux.
À moins de rencontrer des piégeurs et des chasseurs, l'avenir des petits semble
assuré. Le territoire regorge de ressources suffisantes pour satisfaire les
besoins d'une meute entière. Elle peut également compter sur les caribous des
hauts plateaux.
Il est 21 heures, la nuit nous rattrape rapidement et il est temps de rentrer
au campement. Face au feu, le crépitement du bois nous berce chaleureusement :
nous sommes des pisteurs choyés.
DIMANCHE, 22 JUILLET
Nous nous levons au même moment que le vent d'ouest. Il est si puissant qu'il
provoque de nombreux ''moutons'' sur la rivière. Confortablement installés à
l'abri, nous passons plusieurs heures à noter nos observations et commentaires.
Nicotine et caféine nous accompagnent à travers ce rituel solitaire. Le reste
de la journée est consacré à la farniente. La température nous invite au repos.
LUNDI, 23 JUILLET
Mon compagnon de route se lève tôt ce matin. Il part visiter les dunes. Dans sa
tournée, il rate de peu le leader qui a fraîchement uriné sur un site de
marquage. La borne était encore odorante et humide. Le chef de meute balise
constamment son territoire et dans l'esker, il urine aux 15 mètres.
Petite corvée de bois et de lessive avant de traverser la Mishta pour y pister
son flanc sud. De l'autre côté, le coup d'oeil nous offre un nouvel horizon de
notre campement. En revenant, Nicolas exécute un mauvais mouvement du dos et la
douleur s'intensifie au fil des heures. Il n'est pas en grande forme. Il a mal
et va se coucher en avalant deux comprimés de codéine. Wilson et moi veillons
au feu. Il est minuit lorsque je quitte pour aller marcher l'esker.
MARDI, 24 JUILLET
Nicolas ne va pas bien. Ses douleurs lombaires persistent et il s'inquiète de
sa condition. Le vent d'ouest poursuit ses sautes d'humeur habituelles et la
pluie tombe fermement. Un balbuzard provoque en duel un jeune pygargue nerveux.
Les goélands demeurent impassibles devant cette agitation passagère. La journée
se déroule paisiblement.
MERCREDI, 25 JUILLET
Nous sommes tirés du lit par les cris enthousiastes d'une harle et de ses
canetons. Café à la main, nous entamons une rétrospection de notre démarche.
Nous savons que la meute compte deux loups adultes et deux loups immatures,
qu'il y a eu reproduction en février, ainsi qu'une mise bas en mai. Pour
l'instant, il nous est impossible de dénombrer les louveteaux car nous sommes
trop tôt en saison afin de maximiser la technique d'appel.
Nous avons délimité la zone d'occupation lupine, inventorié les ressources
disponibles, trouvé la tanière de mise bas et déniché un site de prédation. Le
territoire nous a dévoilé quelques-unes de ces facettes intimes et nous
l'apprécions grandement. À très court terme, il ne pourrait nous en donner
davantage. C'est décidé, demain nous levons le camp.
JEUDI, 26 JUILLET
Le temps est lourd et le ciel couvert. Nicolas prépare une voile dans
l'éventualité où nous aurions des vents favorables sur notre chemin de retour.
On grille une dernière clope. En silence, on fait nos adieux respectifs. Je
souhaite le meilleur à Wilson et on quitte les lieux avec tranquillité.
J'ai pagayé plus de 21 kilomètres, à moitié nu, sans me soucier de la
température. Ma négligence se révèle sans détour lorsqu'un vent froid nous
rejoint en fin de journée. Exposé à cet élément, mon corps se refroidit
instantanément. Je souffre rapidement de tremblements violents et
incontrôlables. Je me mets vite à l'abri pour m'habiller convenablement et ma
condition revient aussitôt à la normale.
Nicolas dort profondément et de mon côté, le sommeil tarde à m'envahir. La nuit
est longue, très longue. Mes pensées vagabondes sont entrecoupées par le
''crunch crunch'' incessant d'un porc-épic. Il vaque à ses occupations
nocturnes à moins de 5 mètres de mon duvet.
VENDREDI, 27 JUILLET
Au réveil, nous discutons longuement de tout et de rien en profitant du soleil
qui s'élève paresseusement au-dessus des montagnes: c'est un bon matin. Nous
partons tard pour nous arrêter tôt. Le campement monté, nous jouissons des
douceurs de l'île Relax.
Nous clôturons le tout en fin de soirée en savourant pour la première fois
depuis notre départ, une petite dose de sucre, soit une mousse au chocolat
déshydratée. Moment suave à souhait.
SAMEDI, 28 JUILLET
Pour une seconde fois en deux jours, nous ne prenons la route que vers midi.
Nous apercevons des bernaches, des huarts, des rats musqués, des visons, des
loutres et des pygargues.
Il est 20 heures lorsque l'on installe la tente. Le temps de ramasser le bois
pour cuire le repas et l’on se retrouve aussitôt emmitouflé dans nos duvets
pour notre dernière nuit sur la rivière.
DIMANCHE, 29 JUILLET
La matinée se déroule lentement et nous faisons la rencontre d'un superbe ours
noir. Nous nous observons mutuellement dans le calme malgré notre promiscuité
évidente. Il nous renifle, nous le remercions de sa présence et il reprend
doucement sa route tout comme nous.
Éole étale avec fierté sa grande force. Il soulève de hautes vagues qui se
cassent avec fracas sur le devant du canot. Notre remontée est ardue et nous
atteignons notre point de départ en fin d'après midi. L’aventure de la Mishta
est déjà derrière nous.
LUNDI, 30 JUILLET
Le réveil est difficile: nous sommes envahis par des nuées de simulies. Nous
rangeons le matériel et nous quittons pour Goose Bay. Plus de 300 kilomètres
sur une route graveleuse et en piteux état. Il est 18 heures lorsque nous
arrivons à destination sous une pluie battante. Je contacte Roberta, directrice
de la Grand River Keeper dont le mandat est d'assurer la survie de la rivière
Churchill, celle-ci étant sérieusement menacée par trois importants projets
hydroélectriques. http://grandriverkeeperlabrador.org
Elle s'empresse de nous inviter chez elle et nous acceptons volontiers. Nous
avons droit à un accueil des plus chaleureux qui nous réconcilie rapidement
avec le genre humain. Après avoir dévoré avec appétit la succulente pizza de
nos hôtes, nous passons la soirée à échanger avec eux. Âgée de 61 ans, Roberta
est une écologiste de la première heure, fortement engagée dans la protection
des rivières et des forêts du Labrador. Elle est une solide militante
entièrement dévouée à la cause environnementale et son travail demeure
exemplaire. Elle nous remet gentiment les clés de la cabane située juste à côté
de sa maison, qui deviendra notre petit refuge pour les jours à venir.
MARDI, 31 JUILLET
Une bonne nuit de sommeil dans un lit douillet, une longue douche chaude, des
vêtements fraîchement lavés et un excellent café: il en faut peu pour être
bien. Nous passons la journée en compagnie de Roberta et de son ami Jim. Encore
une fois, nous prenons grand plaisir à discuter avec eux jusque tard en soirée.
MERCREDI, 01 AOÛT
Nous profitons de la journée pour visiter Goose Bay. Nous faisons la rencontre
de Herb, un gars originaire de la Colombie-Britannique qui tient une galerie
d'art en ville. Il a passé sa vie à enseigner un peu partout sur la côte du
Labrador. Volubile et expressif, il profite de sa retraite pour s'occuper de
son commerce. Il est tard lorsque nous retournons à la cabane afin de préparer
notre matériel pour la suite de notre expédition.
JEUDI, 02 AOÛT
Nous nous levons tôt afin de profiter de la présence de nos hôtes. Nous
partageons tous ensemble d'excellents moments fraternels. Un dernier café et le
groupe se sépare. Nous partons en direction de la rivière Tuktu. Les
informations que j’ai obtenues laissent présager la présence d’une meute. C'est
ce que nous allons vérifier dans les prochains jours.
Nous empruntons une ancienne route forestière pour aboutir à l'un des nombreux
lacs de la région. Nous déposons le canot sur la rive et nous débutons notre
nouvelle exploration sous une pluie fine. Dès le départ, nous sommes ébahis par
l'omniprésence de nénuphars: curieux phénomène pour un habitat aussi nordique
que celui-ci. L'eau est très basse, la rivière a un faible débit et nous
tentons constamment d'éviter la multitude de rochers qui émergent de partout.
En fin de journée, nous arrivons à la Baie des Castors. Nous amarrons
solidement le canot à la berge avant d'entreprendre un portage qui nous mènera
à la montagne du Brûlé. Au sommet, nous contemplons l'immensité du territoire.
On commence à s'installer en préparant le repas, car la nuit tombe rapidement.
Vers minuit, j'appelle aux loups et j'obtiens aussitôt une réponse. Nous sommes
abasourdis, car les hurlements proviennent d'un individu craintif et stressé:
sûrement un jeune de l'an dernier qui agit à titre de gardien des louveteaux.
Nous cessons nos activités pour retourner à la tente en nous demandant si les
jours à venir confirmeront notre hypothèse.
VENDREDI, 03 AOÛT
Je me lève tôt et je vais chercher l'eau pour la préparation du café. Je jouis
du calme matinal pour écrire dans mon carnet. Nicolas me rejoint et s'exécute
lui aussi à la rédaction de son journal. Le temps file doucement, on blague et
je m'esclaffe bruyamment. Aussitôt, de longs jappements se font entendre: c'est
notre jeune loup. Nous sommes surpris et songeurs. Quelques minutes s'écoulent
à peine que nous apercevons à moins de 150 mètres de la tente un gros ours
noir. Il regarde en notre direction en nous reniflant attentivement. Je le
siffle et il nous tourne le dos de façon nonchalante afin de poursuivre sa
route en se dirigeant au bas de la vallée.
On s'interroge : est-ce que le gardien a été contrarié par mes éclats de rire
ou a-t-il simplement alerté les louveteaux de l'arrivée de l'ours dans les
parages de la tanière? Que fait cet immature sur cette crête dénudée? Pourquoi,
jour après jour, s'obstine-t-il à languir sur place? Pourquoi ne quitte-t-il
pas ce territoire stérile où les ressources alimentaires sont
quasi-inexistantes pour un loup? Tous les indices recueillis à ce jour nous
portent à croire qu'il protège la portée du printemps et qu'il attend
inlassablement que le reste de la meute revienne de la chasse. Le ciel se
couvre, le temps est gris et la pluie arrive. Nous nous couchons tôt.
SAMEDI, 04 AOÛT
Nicolas part pour la journée afin de pister les alentours. Je reste au
campement à contempler et à cogiter sur cet environnement atypique. Nicolas a
traversé plusieurs barrages de castor et a croisé un ours. Il est comme nous:
il tire parti des bleuets qui abondent en cette saison.
La soirée est très froide et notre jeune loup demeure fidèle à son poste. Il
est toujours au même endroit et nous le laissons tranquille.
DIMANCHE, 05 AOÛT
Le ciel se fait noir et menaçant. Nous sommes persuadés que ça va brasser fort
dans le secteur. La température me pousse à m'assoupir. À mon réveil, Nicolas
m'explique que j'ai raté deux orages consécutifs accompagnés de pluies
diluviennes, de vents violents et de tonnerre assourdissant.
LUNDI, 06 AOÛT
Plusieurs jours déjà et toujours pas de nouvelles de la meute partie pour
subvenir aux besoins pressants des petits. La situation est alarmante:
pourront-ils survivre encore longtemps dans des conditions aussi difficiles?
Nous décidons d'abandonner cette zone hostile. Envahis par un sentiment
d'impuissance, nous laissons derrière nous les louveteaux et leur jeune
gardien. Leur sort nous hantera longtemps. Nous rentrons au pays des bipèdes.
L'aventure du Labrador est terminée.
REMERCIEMENTS
Nous souhaitons remercier les personnes ci-dessous pour leur aide, leur
compréhension, leur soutien et leur générosité. Sincèrement, un GROS GROS MERCI
pour votre précieuse collaboration. Ma famille : Marcelle Nadeau, Pierre et
Isabelle Ayotte ; Mon amie Isabelle Boisgard ; Julie Plovnick traductrice ;
Pierre Cantin webmaster ; Sophie DeMalglaive réalisatrice.
ENDOSSEUR MORAL
Frédéric Back Réalisateur de réputation internationale, il a signé le film
''L'homme qui plantait des arbres''. Écologiste de première ligne, il est un
militant sensible à la protection du loup.
Carole Marcoux Responsable du Comité Central de l'Environnement à la Commission
Scolaire de Montréal (CSDM, 9,500 enseignants et 76,000 élèves) Le Comité
reconnaît la mission et la valeur éducative du CLAN.
COMMANDITAIRES
LA CORDÉE
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